Accueil Economie Secteur  agricole: L’urgence d’une politique publique de long terme

Secteur  agricole: L’urgence d’une politique publique de long terme

Dans son ouvrage intitulé «L’agriculture tunisienne à la croisée des chemins, quelle vision pour une agriculture durable en Tunisie ?», le professeur de Sciences du sol et environnement à l’INAT, Ali Mhiri, analyse l’évolution régressive des cinq grands systèmes de production agricole couvrant la Tunisie (parcours, forêts, systèmes pluviaux, systèmes irrigués et élevage) et qui semblent avoir atteint leurs limites de durabilité.

Tous leurs indicateurs de performance sont très faibles par rapport à ceux des pays méditerranéens, tant à l’échelle de l’exploitation (rendement/hectare, marge brute/hectare, revenus des exploitants et des salariés…) qu’à celle nationale (PIB, valeur ajoutée totale…), et ce, en dépit des soutiens directs et indirects de l’Etat atteignant la moitié de la valeur ajoutée totale. Cela, avec, de surcroît, des coûts sociaux (paupérisation et vieillissement des exploitants, émigration…) et environnementaux (dégradation effrénée des ressources naturelles) très élevés et un très faible retour au bénéfice du développement local, à l’exception, faut- il cependant le mentionner, des quelques cas de réussite enregistrés, dans les contextes favorables, sur moins de 5 % des superficies cultivées.

Contraintes structurelles

A cette situation déjà préoccupante, se superposent des menaces exogènes : l’incertitude du marché, les impacts du changement climatique sur les productions et la sécurité alimentaire, la dépendance technologique. Conjuguées aux difficultés conjoncturelles, ces contraintes rendent encore plus difficiles les perspectives de restauration de ce secteur.

Ce tableau de bord inquiétant annonce, dans le contexte des grands dérèglements planétaires et des mutations internes, une urgence existentielle qui nécessite une politique agricole publique de long terme qui hiérarchise l’importance des facteurs limitants, inhérents à la situation éco-géographique aride du pays, et qui privilégie la professionnalisation, la durabilité de l’exploitation agricole ainsi que le rallongement des chaînes de valeur tout au long des segments des diverses filières. Sans de telles réponses, ce secteur continuera à entretenir la misère rurale et les Tunisiens seront plus nombreux à ne point jouir d’une vie digne réclamée depuis longtemps et particulièrement depuis 2011.

S’adapter ou disparaître

Face à ce défi majeur, plusieurs options de réponse politique, dont trois principales, paraissent envisageables et discutables : tout d’abord, il y a l’option de l’inaction. D’aucuns considèrent que face à l’ampleur des défis à relever, ce secteur perdra encore en efficience économique et qu’il serait plus pertinent d’investir dans d’autres secteurs générant de plus hautes valeurs ajoutées. La sécurité alimentaire serait alors assurée par les importations. Cette option paraît totalement inacceptable. Il suffit d’en calculer le coût à tous les plans pour s’en rendre compte. Ensuite, il y a l’option incrémentale. Selon laquelle le secteur devrait évoluer au gré des capacités des systèmes et des agriculteurs à exploiter les gisements de productivité des facteurs de production pour en tirer, autant que faire se peut, de petits incréments de valeurs ajoutées. Dans cette voie, diverses réformes visant la levée des contraintes signalées plus haut sont nécessaires. Cependant, la somme des incréments réalisables au niveau des rendements se situerait dans une fourchette de 5 à 20 %, ce qui est en soi non négligeable, mais très insuffisant par rapport aux enjeux de développement en regard des impacts régressifs liés au dérèglement climatique. De plus, le coût de cette amélioration potentielle est tel qu’il ne générerait que très peu, ou pas, de bénéfice. La troisième option est celle d’une option volontariste d’adaptation. Elle s’inscrit dans le cadre d’une politique agricole de long terme (horizon 2050) visant la résilience de tous les systèmes de production aux divers bouleversements locaux et planétaires pour assurer leur restauration/viabilisation.

Les solutions proposées

Pour les systèmes forestiers et steppiques (parcours), la réponse devrait viser la réconciliation des usagers et populations concernées avec leur environnement et les ressources naturelles exploitées dans une approche participative, inclusive, dynamique et intégrée à l’évolution de ces écosystèmes. Cette approche est formalisée et testée sur le terrain par diverses institutions et il faudrait en tirer les enseignements pour élaborer un plan directeur de son adoption progressive en l’accompagnant des mesures et moyens nécessaires. Pour les systèmes de production irrigués, il existe une grande marge de productivité et de valeurs ajoutées (agriculture 4.0) à exploiter, mais aussi de nombreuses déficiences de gestion des ressources naturelles à maîtriser. Pour cela, il importe de procéder à de nombreuses réformes visant une réorientation stratégique des systèmes de culture pour une meilleure valorisation de l’eau dans la perspective de la raréfaction de cette ressource.

Pour l’élevage, le développement durable reste conditionné par l’impératif de son intégration raisonnée à tous les systèmes de production végétale, en favorisant les productions fourragères pouvant contribuer à combler le grand déficit fourrager national, à produire du fumier pour basculer vers le système biologique (décarbonation) et à réduire en conséquence les importations d’aliments de bétail. Pour l’agriculture pluviale (systèmes oléicoles et céréaliers) qui ne produit que 30% environ de la valeur totale des productions agricoles (sur 95% des superficies cultivées !), un changement de paradigme est nécessaire pour sortir de cette aridoculture minière et initier un processus d’adaptation aux risques encourus. Cette adaptation passera par une rupture avec l’aléa pluviométrique et sa grande variabilité, et par la transformation de ces systèmes pour les diversifier, stabiliser leurs productions et faire en sorte que toutes les années soient de bonnes années agricoles. Cette rupture s’inscrit dans l’histoire humaine d’adaptation des agriculteurs aux conditions limites (oasis dans les déserts, irrigation dans les zones arides, serriculture en zones froides…). Le découplage systèmes pluviaux – aridité climatique sera assuré par des irrigations complémentaires déficitaires (ICD) qui visent, non la couverture du déficit hydrique climatique, mais juste une correction des déficits pluviométriques mensuels locaux. Il s’agirait alors de mobiliser de nouvelles ressources non conventionnelles (traitement des eaux usées, dessalement des eaux saumâtres et salées) en adoptant le nexus «énergie renouvelable-eau- agriculture».

Compte tenu du coût de production de ces eaux, considéré aujourd’hui comme élevé, sa prise en charge totale ou partielle par la communauté reste un choix politique, négociable entre les divers acteurs. Cette approche permettrait de concilier les objectifs du développement durable au profit de tous les acteurs. Elle permettrait de stabiliser la production annuelle et de l’augmenter progressivement au fil des années (céréales, fourrages, huile d’olive, productions animales), avec la création de nombreux emplois stables entraînant de multiples retombées sociales. Appliquée à l’oléiculture pluviale des zones arides du Sud de la Dorsale (1,5 million ha), cette approche permettrait de bannir la monoculture d’olivier, sa conversion en système de polyculture biologique par l’intégration de l’élevage, et la transformation des forêts d’olivier en oasis pluviales grâce à la valorisation optimale de l’énergie solaire et des ressources inexploitées du sol intercalaire par des cultures à haute valeur ajoutée. Ce serait un système évolutif à plusieurs paliers de productivité, avec des besoins en eau très faibles. La faisabilité et l’efficience de cette approche ont déjà été démontrées sur le terrain, grandeur nature. Elle a été adoptée par des exploitants privés ainsi que par certains Crda.

(Source : Forum Ibn Khaldoun pour le développement)

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